Récit-Fils de chahid

Fils de Chahid-Les martyrs oubliés

« Fils de Chahid, les martyrs oubliés », un récit biographique poignant.

Récit-Fils de chahid

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mokhtar a 5 ans quand commence la guerre d’ Algérie et 13 ans lorsqu’elle prend fin. Il sera marqué à vie par ce conflit sanglant qui endeuilla son village natal et ceux de la Kabylie. Les mots sont posés avec justesse et sur fond de la guerre d’Indépendance de l’Algérie l’histoire personnelle de Mohktar déroule son ruban de vie. Une vie difficile faite de misère, de sang et de trahison jusqu’à la lâcheté du gouvernement algérien de ne pas reconnaître les hommes de sa famille morts au combat, d’en faire des « omis de la Révolution ».

Mokhtar Bouâlem OUZEBIHA a pris la plume pour rétablir des vérités dont on ne parle pas en mémoire à tous ceux qui ont lutté et sacrifié leur vie pour l’Indépendance de l’Algérie. Toutefois il rend également hommage à la France qui lui a donné un métier et l’a accueilli pour travailler et y faire sa vie.

 

EXTRAITS DU LIVRE « FILS DE CHAHID »

Introduction

 

Pour ceux qui n’ont pas vécu la guerre de près, ils apprendront beaucoup sur ceux qui l’ont subie dans leur chair, dans leur âme, les martyrs (chouada) et leurs enfants. Mais cette histoire s’adresse également à toutes les Algériennes et tous les Algériens et aux générations futures. Ils doivent savoir ce qui s’est passé en Algérie pendant la guerre. Il faut bien le dire l’État algérien ne se casse pas du tout la tête pour ça et je parle en connaissance de cause. Nous savons tous que le peuple algérien veut un changement pour notre pays, malheureusement nous ne le voyons pas venir. Pour qu’il ait lieu, il faudrait que nous fassions tous quelque chose. Sinon, si nous continuons à vivre sans réagir, c’est l’injustice qui va régner et pour longtemps. Cela m’amène à démontrer quelques injustices que j’ai subies moi-même dans tout ce que je vais raconter.

Autrement dit à l’heure actuelle, toutes les Algériennes et tous les Algériens vivent le même sort, la même galère, fils de martyrs ou pas.

Alors j’espère que la nouvelle génération fera tout pour détruire les liens entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui sont complices du système actuel. Le pays pour lequel tant de femmes et d’hommes ont donné leur vie, pour que la justice règne enfin… Hélas ! ce n’est pas le cas. On exploite même l’honneur des martyrs, qui ont versé leur sang, à des fins personnelles. Il y a de quoi avoir honte. Mais les gens qui agissent de la sorte n’affichent aucun remords et on le voit tous les jours.

D’ailleurs, comment expliquer qu’un pays, grand et riche comme l’Algérie, avec seulement quarante millions d’habitants n’arrive pas à donner un niveau de vie décent à sa population ? Plus de cinquante ans après l’indépendance, on assiste au spectacle de nos jeunes qui se jettent à la mer pour s’exiler dans un autre pays, sans savoir ce qui les attend.

Encore une fois, des femmes et des hommes ont donné leur vie pour que les générations futures puissent vivre mieux. Malheureusement, ce n’est pas le cas. La majorité des Algériennes et des Algériens vivent dans la précarité la plus totale. Une nation qui ne pose pas ses fondements sur la justice ne sera jamais une nation digne de ce nom. Mais il reste toujours un espoir, je dis à nos jeunes, enfants de chouhada, enfants de moudjahidine, enfants de tout citoyen algérien, l’avenir de notre pays repose sur vos épaules. Ce n’est pas un grand pays en superficie qui fait un grand peuple, c’est le peuple lui-même qui fait un grand pays, où il fait bon vivre.

Le mariage kabyle

Après la discussion, ils décidèrent d’accorder la main de leur fille au prétendant et autorisèrent la mère à donner une réponse favorable à la mère du garçon. Ainsi, on pouvait passer à la deuxième phase, confirmer les fiançailles.

 

Maintenant que la mère du garçon avait obtenu la réponse, c’était à son tour de transmettre l’accord à sa famille comme quoi le fils était accepté comme époux. Il fallait alors qu’elle se rende chez les parents de la jeune fille pour officialiser les fiançailles, avant que quelqu’un d’autre prenne la place. Pour ce faire, elle alla chez les parents de la jeune fille, accompagnée de trois ou quatre femmes de sa famille. À l’entrée, elles envoyèrent quelques youyous pour que tout le monde les entende et apportèrent quelques présents pour la future mariée : des savons, des robes, des parfums, des bonbons, des dattes, des noix, des amandes, du sucre, du café…

Il faut bien souligner qu’à cette époque, tout le monde ne pouvait pas se permettre d’offrir tout ce que je viens d’énumérer. Les parents de la fille offrirent en retour du café et quelques gâteaux. On discuta pendant un certain temps, puis les parents du garçon repartirent chez eux.

Voilà, la fille était fiancée et à partir de là, il fallait attendre le jour du mariage. Généralement, les deux familles essayaient de s’accorder pour être prêtes en même temps. De toute façon, l’un ne peut pas se marier sans l’autre, cela va de soi ! Mais Aouaouche étant jeune, ses parents n’étaient pas pressés de voir partir leur fille, la maman du garçon avait donc tout le temps pour préparer la cérémonie dans les règles de l’art. Quand l’année du mariage arriva, en 1947, celui qui deviendra mon père a vingt ans et celle qui sera ma mère a quatorze ans.

À cette époque, c’était comme ça… on se mariait jeune, et pour les femmes, très jeunes.

Tout fut fin prêt pour fêter l’évènement, avec les moyens de chacun bien sûr, et dans les deux familles on égorgea un mouton.

Pour la nuit nuptiale, la tradition veut qu’on charge un Monsieur, le chaouche et sa femme, qui constatent sa virginité, quand la femme se marie pour la première fois. La femme du chaouche amène la mariée pour l’installer dans sa chambre avant de passer le mot à son mari comme quoi la mariée est prête. Le chaouche informe à son tour le mari qu’il doit rejoindre sa femme. Après cela dépend du tempérament des deux mariés. Certains sortent au bout d’un quart d’heure quand d’autres se font attendre plus longtemps. Quand le mariage est consommé, la femme du chaouche revient avec un tissu blanc taché de sang, qu’elle donne à une des tantes ou sœurs de la mariée, tandis que toutes les femmes chantent et dansent, se passant le bout de tissu de main en main, avant de le redonner à une femme de la famille de la mariée.

Après sept jours de repos, la mariée s’est remise à ses activités domestiques alors que le marié avait déjà repris le travail. Elle se livrait aux tâches ménagères de la maison et surtout, suivait les recommandations de sa belle mère. Autrement dit, étant trop jeune et nouvelle dans la famille, elle n’osait pas prendre trop d’initiatives. Elle se contentait de faire ce qu’on lui demandait : les tâches de la maison les moins dures et les moins compliquées. Petit à petit, elle a appris à tout faire, pour bientôt se débrouiller toute seule.

La maison traditionnelle kabyle

La maison de mes grands-parents maternels était constituée d’une grande chambre, d’environ 60 m2 qui était partagée en deux. Sur la gauche à l’entrée, il y avait l’étable — Adaynine — réservée aux animaux- avec au-dessus une mezzanine -takana- puis une marche haute — derja — sur laquelle on posait deux cruches d’eau. À droite, une pièce faisait office de chambre, avec à l’intérieur, quatre silos

Ikoufanes – dans lesquels on stockait les réserves de l’année : figues sèches, blés, seigle, fèves, etc. Posée juste à côté, une jarre d’huile — lqeste n zzit —, et au fond,

un genre de comptoir — dekkane — sur lequel on mettait les ustensiles qui servaient à faire la cuisine. Dans celui-ci se trouvent des niches — tikwatines — pour ranger d’autres vivres comme le poivre, le piment, le sucre, le café ou des accessoires usuels, des allumettes ou des bougies. Toujours dans la chambre, au centre, il y avait aussi le foyer — kanoun — à même le sol, pour faire cuire les aliments et se chauffer l’hiver, et autour duquel on se racontait des contes le soir à la veillée. Cette grande chambre était celle de mon grand-père. Plusieurs autres chambres s’ajoutaient  sur le côté gauche en sortant, celles de mes oncles. Et sur le côté droit une autre petite chambre qui servait de cuisine les jours pluvieux, avec une grande cour dont l’entrée se fermait avec une porte à deux battants en bois. Voilà la maison où mon frère et moi allions grandir.

Une vie de misère sans école

Pendant toutes ces années, nous occupions tous la grande chambre de mon grand-père maternel : mon frère, ma mère, ma grand-mère maternelle, mon oncle Tahar et moi. Nous vivions tant bien que mal, plutôt très mal. Les ressources dont nous disposions étaient très maigres. Mes oncles  nous aidaient comme ils pouvaient, chacun à leur niveau. Tahar était jeune, mais il ne trouvait pas de travail qui, à cette époque, ne courait pas les rues. Disons-le, c’était un peu la misère pour tout le monde, sauf pour certains. Mon frère et moi, au lieu d’aller à l’école, on passait notre temps à nous amuser dehors, à poser des pièges pour attraper les oiseaux, ou à ramasser des fruits sauvages quand il y en avait. Que de temps perdu et c’est comme ça qu’on s’est trouvé illettré.

Si nous ne sommes pas allés à l’école, c’est à cause de plusieurs choses. Déjà, le divorce a provoqué la précarité puis la pauvreté ; au début, l’éloignement de l’école et enfin la guerre qui menaçait de jour en jour, a fait qu’il n’y avait plus aucune école en dehors de celle qui se trouvait en ville, c’est-à-dire à environ six kilomètres de chez nous. Alors qui allait nous amener à l’école tous les jours, et qui allait payer les affaires, les habits ? Personne. Donc tout ça fait que nous nous trouvions un peu livrés à nous même. Nous passions notre temps avec d’autres enfants, en particulier nos cousins, qui eux aussi n’allaient pas à l’école.

Le baptême douloureux

Je me trouvais dans la cour de la maison à m’amuser avec mes cousins et mon frère. Dès que mon oncle est arrivé, dès qu’il m’appela, j’ai commencé à trembler comme une feuille.

– N’aie pas peur, on ne te fera rien, on va juste voir, me dit mon oncle en me prenant sur ses genoux.

Le Monsieur s’approcha plus près de moi, doucement tandis que mon oncle m’enleva mon pantalon. Je me suis mis à crier, regardant ma mère qui ne se trouvait pas loin, en compagnie de ma tante qui ôta alors le bracelet de son poignet et le mit sur la tête de ma mère tout en disant :

– Ça ne lui fera pas mal…

Encore une invention tout droit sortie de l’imagination ancestrale kabyle !
Le temps que je regarde de nouveau vers le Monsieur pour voir ce qu’il allait me faire, il était déjà sur moi, un grand ciseau à la main… Ça, je ne l’oublierai jamais de ma vie ! et le bout du pénis est parti. J’ai poussé un grand cri puis j’ai continué à pleurer pendant un bon moment. En même temps, ma mère m’aspergeait  le sexe d’eau oxygénée, du mercurochrome et de la poudre blanche que ma mère avait ramenés la veille de chez mon oncle. La peur éprouvée et la perte de sang ont provoqué comme un évanouissement et j’ai dormi jusqu’au lendemain matin.
Voilà ce que fut mon baptême

La guerre d’Indépendance

Quand la guerre a été à nos portes, les choses devinrent alors bien différentes et la vie beaucoup plus difficile. Nous savions bien que la guerre avait déjà commencé, mais jusqu’à présent elle ne nous avait pas trop touchés. Il y avait un champ de tir à environ deux kilomètres de notre village et l’on entendait quand l’armée française s’entraînait aux tirs à balles réelles et aux lance-roquettes, deux ou trois fois par semaine. Quand on descendait en ville pour faire nos courses, on passait à environ huit cents mètres de ce champ de tir. Mais disons que cela ne nous dérangeait pas trop tant que nous n’étions pas directement concernés.

Ce champ de tir fut aménagé sur des terrains qui furent confisqués par l’armée française aux habitants du pays. Ils représentaient une superficie d’environ cent hectares, peut-être plus. Même si les terrains étaient confisqués, les gens continuaient à y faire paître leurs animaux lorsque les soldats ne s’entraînaient pas. L’armée française ne l’interdisait pas, mais cela restait dangereux.

Mustapha et L’hacene donc ce jour là, emmenèrent leurs animaux pour aller au champ de tir, jour où l’armée française ne s’entraînait pas. En arrivant au champ de tir,  comme d’habitude, ils laissèrent leurs animaux paître librement, eux s’amusant avec les autres bergers. Après un moment, Mustapha, le plus âgé des deux frères, trouva une roquette qui n’était pas explosée. Il la ramassa et la tourna dans tous les sens, la brandissant en direction des autres bergers pour leur faire peur. Tout à coup, elle lui explosa entre les mains. Bien sûr, Mustapha est mort sur le coup, son corps déchiqueté avec la moitié du visage arraché. Mais son frère qui se trouvait à proximité fut gravement blessé. Il réussit à rejoindre sa maison, mais malheureusement succomba à ses blessures rapidement, rendant l’âme devant toute sa famille. Et tous les autres bergers furent plus ou moins touchés selon qu’ils se trouvaient ou pas près de Mustapha.
Ce qui venait d’arriver aux cousins nous a bien fait prendre conscience que dorénavant nous ne pouvions pas échapper à la guerre, elle était bien là.C’est à ce moment-là que mon père a décidé de prendre le maquis.

Pendant la guerre, tous les maquisards , chaque fois qu’ils pouvaient détruire quelque chose, ils n’hésitaient pas un instant. Faire des trous dans les routes, couper les poteaux électriques, détruire des infrastructures pour faire savoir à l’armée française que les combattants de la guerre de la libération étaient toujours là, partout. Il leur fallait causer le plus de dégâts possible et déranger l’armée française dans toutes ses actions.

Suite à tous ces attentats perpétrés, l’armée française bien évidemment ne pouvait plus ignorer la présence des combattants de la libération dans la région d’Imezayen. Alors à chaque incident, les soldats de l’armée française venaient se venger. Ils commençaient par fouiller les maisons en sortant tout ce qu’il y avait dedans, fichant par terre sans précaution toutes les provisions, les mélangeant entre elles pour que les habitants ne puissent plus les utiliser.

Huile, semoule, sucre, café, sel, piments rouges, enfin tout ce qui pouvait servir à faire la cuisine, histoire d’affamer les gens qui étaient déjà dans la misère. C’était surtout pour qu’ils ne puissent rien donner à manger aux maquisards. Ils couraient même derrière les poules et quand ils en attrapaient une, ils l’emportaient.

Souvent, ils arrêtaient deux ou trois bonhommes pour les faire parler. C’était le quotidien pendant toute la guerre de la libération. Parfois même, ils incendiaient carrément un village et d’ailleurs la plupart des villages de la région d’Imezayen l’étaient à la fin de la guerre.

L’armée française ne se contentait pas d’aller chercher les activistes ou les maquisards chez eux.

Si elle n’employait que cette méthode, elle n’arrêterait pas grand monde. Elle comptait sur les traîtres qui lui donnaient des renseignements. Pour ce faire, elle employait plusieurs méthodes pour arriver à ses fins.

La torture, la technique d’isolation ou encore la pratique de la terre brûlée. Avec tout ça, elle parvenait à chasser les gens de chez eux, faisant tout pour que les populations soient coupées de tout contact avec les maquisards. Elle faisait en sorte qu’ils ne puissent plus avoir le minimum vital pour leur rendre la vie plus difficile qu’elle ne l’était déjà.

Quand elle obtenait des renseignements, elle tendait des embuscades aux endroits cités. Et quand elle voyait qu’elle n’arrivait à rien, elle commençait par détruire les villages et en chasser les habitants qui soutenaient les maquisards. Même si ces villageois sont devenus des réfugiés par la force des choses, plutôt par la force des mitraillettes, ils retournaient malgré tout dans leur village pendant la journée pour vaquer à leurs tâches quotidiennes : faire le jardin et travailler leur terre pour subvenir à leur besoin. N’oublions pas que 80 % de ce que consommaient les Algériens venaient de leur terre. Déjà dépossédés de leurs maisons, ils ne pouvaient pas se permettre de ne pas cultiver leurs terres. Et ce d’autant plus que beaucoup d’hommes des familles avaient déjà pris le maquis et qu’il fallait les soutenir. Chaque fois que les habitants allaient travailler leurs champs, ils n’oubliaient pas d’amener en quantité de la nourriture pour les frères, pères et maris.

J’accompagnais souvent ma tante, à Adrar Oufarnou, pour l’aider à travailler au jardin ou dans le verger. Le soir avant le coucher du soleil, on rentrait à la maison, car la peur du soldat français (Lâasker n Fransa) était omniprésente.

Adrar Oufarnou était à environ quatre kilomètres de Tala Ouriane, on partait à pied souvent tôt le matin et il nous fallait une bonne demi-heure pour arriver là-bas. Nous pouvions rejoindre le village de deux façons : soit on empruntait le chemin escarpé entre les broussailles, mais on risquait alors de se faire tirer dessus comme des lapins par les soldats français.

Soit on empruntait la route goudronnée, ce qui rallongeait un peu le trajet avec l’inconvénient de rencontrer les soldats soit à la montée ou à la descente. Nous savions qu’ils montaient souvent avec leurs camions pour aller ratisser toute la campagne d’Imezayen. Quand on les croisait, voyant que nous étions des civils sans arme, le plus à craindre était qu’ils nous demandent où étaient les fellagas et comme à l’habitude, on leur répondait ne rien savoir. On s’en tirait avec un coup de pied au derrière puis ils nous laissaient partir.

Par contre s’il voulait se venger d’une quelconque action des maquisards, ils tiraient… C’est arrivé à beaucoup d’autres qui sont morts pour rien alors qu’ils n’étaient pas maquisards. Mais à force de les voir tous les jours, on avait pris l’habitude de les croiser. On ne les craignait plus, mais il fallait quand même faire attention, car la nuit, ils tiraient sur tout ce qui bougeait sans sommation, maquisard ou pas.

Une fois, on allait à Adrar Oufarnou, comme d’habitude on a pris la route goudronnée.

À environ 600 mètres avant d’arriver à Ossama, un petit village qui jouxtait Adrar Oufarnou, on a trouvé deux personnes mortes : l’homme était dans le fossé criblé de balles et la femme pendue par ses cheveux à des racines d’un caroubier sur le talus de la route. On ne s’était pas attardé. Ma tante Zina a jeté un coup d’œil pour voir si c’était quelqu’un de sa connaissance, mais non. On a continué notre route en pressant le pas, de peur que les soldats arrivent, et qu’ils nous fassent subir le même sort.

Le village de Adrar Oufarnou a subi de lourdes pertes tant au niveau humain qu’au niveau matériel et sa nature a été à jamais abîmée. Quelque temps après cette tuerie, le village a été bombardé avec du napalm, un procédé inventé en 1942. C’est une substance à base d’essence gélifiée, utilisée dans les bombes incendiaires. Sa formule est faite pour brûler à une température précise et coller aux objets et aux personnes. Cette bombe est tristement célèbre pour avoir été utilisée à outrance pendant la guerre du Viêtnam.

Voilà les épreuves que nous avons subies pendant la guerre de la libération : la mort, la torture, la prison, l’humiliation de nos hommes, les viols de nos femmes et j’en passe… C’était le prix qu’il fallait payer pour que l’Algérie devienne libre et indépendante.

Malheureusement, cette indépendance n’a pas rendu tout le monde libre et indépendant.

La wilaya de Bejaïa et plus particulièrement Imezayen, était très engagé dans cette guerre de libération. C’est la région qui avait donné le plus de maquisards (3925 combattants) avec la wilaya de Batna. Les maquisards occupaient toujours le terrain.

Cette intensité dans l’action a duré jusqu’à en 1959, année du déclenchement de l’opération jumelle. Le 21 juillet 1959, le général Challe déclencha une opération de grande envergure sur la Kabylie, avec l’objectif d’anéantir l’armée de libération nationale (ALN) en l’empêchant de se fixer en des territoires particuliers. Cette opération déploya un grand renfort d’hommes et de munitions, elle prit fin en mars 1960, mettant un frein important à l’organisation des soldats de la libération.

À Tala Ouriane, la première sentinelle se trouvait à Ighil Ouqitone ; la deuxième sentinelle à Ighil N Lharek ; la troisième sentinelle à Oudarnou Meqvour. Ces trois sentinelles pouvaient donner le signal entre elles avec des lampes-torches, sans bouger de leur poste. Si l’armée française passait par la route d’en haut (avrid ouffela) celui qui se trouvait à Ihghil Ouqitone pouvait alerter celui qui était à Ighile N Lharek et à celui de Oudarnou Meqvour. Et à l’inverse, si l’armée française passait par la route d’en bas (Avrid Wadda) le signal remontait de Ighil N Lharek à Ighil Ouqitone puis à Oudarnou Meqvour. La sentinelle alertée pouvait à son tour envoyer le signal à Tighilte. Les maquisards, attablés chez mon oncle Abdelkader, étaient alors rapidement alertés et quittaient la maison le plus rapidement possible avant que l’armée française ne s’aperçoive de quoi que ce soit. Quant aux trois sentinelles, après avoir donné l’alerte, ils se fondaient dans la nature.

Ce manège a duré pendant environ quatre ans.

Le lendemain de la venue des maquisards, mon cousin Saïd et moi, on se levait tôt le matin pour aller effacer les traces de leurs chaussures grâce à une grosse branche de frêne ou d’olivier qu’on traînait sur le sol. Saïd étant plus âgé et plus costaud que moi il tirait la branche sur une distance de deux à trois cents mètres de la maison, tandis que je montais dessus. Quand il n’y avait plus de trace du passage des maquisards, on s’arrêtait. Comme ça, si l’armée française, pour une raison ou pour une autre, passait par là, et qu’elle trouvait des traces de pataugas des maquisards hors du périmètre de la maison et qu’elle nous demandait si les maquisards étaient venus chez nous, on pouvait répondre que l’on n’avait vu personne. Les soldats ne nous croyaient pas bien sûr, mais ils n’avaient plus de preuve. Cette idée, ce sont les combattants qui nous l’avaient donné. Ils nous disaient toujours :

– À notre départ, effacez les traces de nos chaussures pour brouiller les pistes, afin que les soldats ne sachent pas par quelle direction nous             sommes venus et dans quelle direction nous sommes partis.

Nous étions obligés de le faire, car c’était dans l’intérêt de tous, car tant que nous continuions à vivre dans nos villages, notre sort était lié à celui des maquisards, qu’on le veuille ou non.

Quoi qu’il en soit, tous les villageois étaient impliqués dans cette guerre sans qu’ils le demandent. C’est la guerre qui est venue chez eux, ce n’est pas eux qui sont allés la chercher. La plupart des maquisards étaient des montagnards qui ne pouvaient pas se dérober au regard des membres de leur famille. Il y avait aussi ceux qui s’étaient engagés corps et âme parce qu’ils voulaient la fin du colonialisme comme mon oncle Abdelkader.

Et enfin, il y avait ceux qui essayaient d’éviter d’être mêlés au conflit. Les villageois ne pouvaient pas refuser leur aide à ceux qu’ils côtoyaient, qui souvent étaient de leur famille, de leur village ou des amis des villages voisins. Et par solidarité ou par engagement volontaire, ils soutenaient aussi les maquisards qu’ils ne connaissaient pas, même s’ils n’étaient pas tous convaincus qu’un jour la France plierait bagage et quitterait l’Algérie, surtout au début de la guerre.

De toute façon, celui qui ne voulait pas être mêlé à cette guerre, il était obligé de quitter son village et d’aller vivre en ville, prendre une location et payer un loyer, ce qui dépassait largement le budget des pauvres algériens dont les ressources étaient plus que limitées.

Alors parfois les villageois quittaient leur village et se résignaient à aller vivre en ville, tant bien que mal, pour éviter les dangers de la guerre et les obligations imposées par les maquisards qui n’étaient pas toujours admissibles.

Un jour, les maquisards donnèrent l’ordre aux écoliers et étudiants de ne plus aller en cours. Je ne comprends pas cette obligation qui ne pouvait en rien gêner l’armée française mais affaiblir le pays car après la guerre, le pays a eu besoin de gens instruits pour prendre en charge les affaires de l’Algérie indépendante.

Puis les maquisards ont donné l’ordre aux villageois de tuer leurs chiens. Les villageois ce jour-là étaient complètement désemparés. Tuer son chien, c’est comme se séparer d’un ami…En plus, le chien annonce la présence de l’étranger, assurant ainsi la sécurité de son propriétaire. Tuer son chien de ses propres mains, c’est ôter la vie d’un animal pour rien. Mais les villageois ne pouvaient pas faire autrement que s’exécuter, et se rendre coupable d’un crime involontaire.

Il se trouve qu’un habitant de Tala Ouriane avait sa maison à environ un kilomètre du village au lieu-dit Taddart.

Le jour où les maquisards ont donné l’ordre à tous les villageois de tuer leurs chiens, lui refusa de le faire. Il s’est dit ma maison est isolée, je garde mon chien, au cas où un étranger s’approche de chez moi, de jour comme de nuit, je serai averti par mon chien. Malheureusement pour lui, les maquisards ne l’entendaient pas de cette oreille. Dès qu’ils apprirent qu’il n’avait pas tué son chien, ils sont allés le chercher chez lui la nuit avec l’intention de lui donner un avertissement sévère, ou le mettre à l’amende, voire même le tuer. Il se trouve que ce bonhomme était quelqu’un de très costaud, je peux même dire que deux personnes auraient eu du mal à le mettre par terre. Au moment où les maquisards le ligotaient aux poignets, le bonhomme les a bousculés et il réussit à se sauver.

C’est dire que pendant cette guerre nous avons supporté beaucoup de contraintes de la part des deux camps.

L’indépendance

Ce jour-là, tout le monde était euphorique. Tout le monde a cru que les 132 années de colonialisme étaient terminées, que chacun et chacune étaient devenus de véritables frères et sœurs… Et moi, comme tout le monde, j’ai cru à tout ça.

Pour fêter l’indépendance, j’ai pris mon drapeau que j’ai enroulé autour d’un bâton, pour le déployer et le montrer avec fierté aux yeux de tous. Je suis descendu dans la rue pour manifester ma joie, déambulant au hasard des rues.. On montait dans les véhicules d’inconnus, on rentrait dans les maisons de gens qu’on ne connaissait pas, qui nous donnaient à boire et à manger. Les femmes, les hommes, les filles, les garçons, nous étions tous, citoyennes et citoyens unis dans l’effervescence de la rue. Les youyous se faisaient entendre partout comme si nous vivions tous dans la même maison, dans le même monde. Ce jour-là, aucune Algérienne et aucun Algérien ne se voyait différent de l’autre. Nous avons vécu cette journée dans l’harmonie totale, sans distinction de race ni de religion. Le but fixé par les maquisards et par la majorité de la population était atteint, le peuple ne demandait pas mieux.

Mais sans le savoir, on était sorti de la gueule du crocodile, qui nous avait broyés pendant 132 ans, pour se jeter dans la gueule de l’hydre à sept têtes. Couper l’unique tête du crocodile c’était possible, d’ailleurs on avait réussi, mais couper les sept têtes de l’hydre, c’était presque impossible. L’euphorie est devenue cauchemar, la liberté est devenue dictature. Les colons étrangers sont partis, des politiques de chez nous, avides de pouvoir, ont pris leurs places, l’indépendance fut confisquée. Les citoyens sont devenus des sous-citoyens.

Puis la fièvre de l’indépendance est tombée, tout le monde est sorti de son rêve, moi y compris, chacun est rentré chez lui pour affronter la réalité et replonger dans le quotidien. C’est là que les gens commencèrent à réaliser ce qui les attendait et à comprendre que la vie allait être aussi détestable qu’avant, si non plus. Jamais je ne dirais que nous étions mieux du temps du colonialisme, mais, sans rentrer dans les affaires politiques, même si ma parole est légitime, je veux juste signaler qu’après la guerre les maquisards, pour lesquels j’ai un grand respect, semèrent la pagaille.

En effet, après leurs discours pour dire que le chaos était derrière nous, ils se sont battus entre eux, quelque temps après, pour prendre le pouvoir.

La politique et le pouvoir

Donc ces gens-là n’avaient pas du tout l’intention de penser à ceux qui avaient vraiment soufferts pendant la guerre, et qui n’avaient rien ou plus rien. Dès le départ, quelque chose était faussé. Ceux qui attendaient de voir leurs proches rentrer un jour furent livrés à eux même. Beaucoup de familles ont attendu longtemps, dans l’espoir qu’un jour le mari, l’enfant, le fils, le cousin reviennent. Et eux, personne ne s’en est occupé. À ce jour, bon nombre de familles ne savaient même  pas où étaient enterrés leurs morts, quand ils savaient qu’ils étaient décédés, ce qui était loin d’être le cas de tous. Ils n’ont donc jamais jamais pu faire le deuil de leurs morts, même plus de cinquante ans après. Je fais partie de ceux qui souffrent de ne rien savoir de la mort de leurs proches.

Avant les gens vivaient la souffrance de la guerre, mais ils savaient que c’était pour défendre leur patrie et leur dignité. Après la guerre, les gens souffraient toujours parce que cette dignité était bafouée, piétinée, par ceux qui avaient pris le pouvoir. Ils n’avaient qu’une idée en tête : garder le pouvoir et ne se livrer qu’à la cupidité.

 

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  • Pourquoi écrire est une nécessité Ecrire est une nécessité impérieuse qu’on ne comprend pas toujours mais qui grandit petit à petit en soi. C’est  faire un arrêt sur image à un moment crucial de notre histoire et être prêt à faire le bilan de sa vie. Ecrire pour transmettre l' histoire familiale et…
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  • Une vie à Saint-Nicolas de BremUne vie à Saint-Nicolas de Brem Un livre de Béatrix BOUJASSON réalisé avec la participation de Valérie Jean, Biographe Résumé du livre "Une vie à Saint-Nicolas de Brem" Ce récit est un témoignage de la vie d'un village vendéen entre les années 1940 à 1960 à travers la vie d'une…
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  • Un recueil biographique réalisé avec Léopold. L'enfance d'un petit gars du marais avec ses joies, se jeux, ses peines et son travail...Un touchant récit dans lequel se retrouveront nombre d'adultes ayant grandi à la campagne. Fontordine, ma maison 9 livres et demi... c’est mon poids de naissance ! Ah bien oui,…
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  • Bus en coulissesBus en coulisses, un livre témoignage avec Jamel Kabli   Quatrième de couverture du livre "Bus en coulisses" Jamel Kabli, originaire de Metz est conducteur-receveur dans sa ville natale. Après une longue expérience, il est aujourd'hui intégré dans une grande société de transport partenaire de la métropole. Il aime son…
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  • Le valet de coeur emporte la dame de carreauUne biographie réalisée grâce à une quarantaine d'heures d'écriture et d'entretiens. Extraits choisis Le temps de l’école À cette époque là dans nos campagnes, il n’y avait pas de cours en maternelle et les enfants intégraient l’école à six ans. Quand je suis entrée au CP, l’institutrice Mme A devait enseigner…
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  • Le synopsis Un petit garçon bascule dans l’histoire de son jeu vidéo à la suite d’un phénomène électrique. Il devient malgré lui un héros attendu, sur qui on compte pour sauver une colonie de grenouilles dans un étang. Au fil de son aventure et grâce à la rencontre des personnages…
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  • Petit écoute la nature "Petit écoute la nature" une biographie de Yannick et Jean Résumé du livre "petit écoute la nature"co-écrit par Valérie Jean, Yannick et Jean Une biographie réalisée à quatre mains pour rendre hommage à une mère disparue trop vite, trop tôt. Le récit balaye son enfance au travers les anecdotes de…
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  • Récit d'une vie de souffrance Monique Lacaille-Coufourier, fait le récit de son enfance. Confiée à la DASS, 15 jours après sa naissance, elle ne retrouvera jamais ni le foyer parental ni le partage d’une vie avec ses frères et sœurs de sang. Appuyés par documents et des témoignages, elle dévoile…
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  • Tu dois mourir à ce monde avant de mourir avec ce mondeL'aventure passionnante de Pascal, le narrateur, nous emmène pas à pas vers la transformation profonde de sa personnalité, de son être tout entier Extraits de texte Attention, ces extraits sont choisis et ne constituent pas l'intégralité du texte Préambule Depuis tout petit, je me sens guidé, une intuition intérieure m’interpelle…
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